29 novembre 1226. Couronnement de Louis IX, dit Saint Louis, qu’on pourrait qualifier sans anachronisme exagéré, de roi chrétien fondamentaliste.

Illustration: Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes par Georges Rouget (1783–1869)
Si vous avez ciré comme moi les bancs de l’école de la République dans les années 50, vous vous souvenez peut-être de cette collection de posters distribué par le ministère aux instituteurs pour imprimer dans nos petites têtes blondes la mémoire des grandes heures de la France. Je suis resté logtemps inconsolable de « Vercingétorix jetant ses armes aux pieds de Jules César » et fier de « Bonaparte s’élançant le drapeau tricolore à la main à l’assaut du Pont d’Arcole ».
L’une de ces images montrait le pieux roi Saint Louis rendant la justice à ces sujets sous son chêne de la forêt de Vincennes.
La République éduquait ses enfants dans la tradition chrétienne sans guère la discuter.
Mais pour les Juifs, la mémoire du roi Louis IX résonnait différemment…
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Il existe, en effet, deux images de Louis IX.
La première, familière, celle des vitraux de la Sainte-Chapelle : un roi de lumière, un prince d’équité, un saint.
La seconde, moins connue, silencieuse, conservée dans les marges des manuscrits hébraïques, dans les lamentations liturgiques, dans la mémoire blessée du judaïsme médiéval : un roi qui, par zèle de foi, marqua un peuple tout entier.
Entre ces deux images se dresse une silhouette singulière, inquiétante et tragique : Nicolas Donin, le converti, l’accusateur, celui dont la blessure personnelle déclencha le plus grand autodafé de livres juifs du Moyen Âge.
Comprendre Louis IX sans Donin est possible ; comprendre la mémoire juive de Louis IX sans Donin est impossible.
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Pour les Juifs de France du XIIIᵉ siècle, la piété extrême n’était pas un refuge : elle était une menace.
Un roi tiède peut négliger, un roi ardent peut corriger — et la correction, au Moyen Âge, passe par l’obéissance forcée, la séparation, parfois le feu.
Dans les communautés ashkénazes de Champagne, de Paris ou de Sens, on disait de Louis IX qu’il était « juste pour les siens, sévère pour nous ».
Non pas injuste — sévère.
C’est une nuance capitale, mais lourde d’effets : elle signifie un souverain qui vise la pureté plus que la coexistence.
L’historiographie ancienne, admirative, voyait dans ces tensions de simples « épreuves de ce temps ».
L’historiographie contemporaine reconnaît désormais une politique de séparation structurée, cohérente avec la théologie médiévale, et non pas un caprice de saint.
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Avant d’être un nom honni, Donin fut un Juif instruit, un homme de la Torah.
Élevé dans un milieu d’étude, peut-être à La Rochelle ou à Paris, Donin apprit par cœur les pages du Talmud qu’il brûlerait plus tard par procuration.
Il fréquenta les écoles rabbiniques, probablement sous l’autorité d’érudits tels que Rabbi Yehiel de Paris.
Puis vint la rupture.
Les sources juives parlent d’excommunication ; les sources chrétiennes évoquent un esprit “déviant”.
Ce qui est sûr, c’est que Donin se sentit trahi — et transforma sa blessure en croisade personnelle.
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Converti au christianisme, Donin se rend à Rome en 1238 et présente au pape 29 accusations visant le Talmud : blasphèmes, insultes supposées contre le Christ, incitations à la haine des chrétiens.
Il parle avec une autorité redoutable : il sait lire l’hébreu et l’araméen, connaît les passages, cite de mémoire.
Grégoire IX l’écoute.
Louis IX écoutera aussi.
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La Dispute de Paris (1240) n’est pas un débat : c’est un procès.
Donin, autrefois élève, affronte ses anciens maîtres — Yehiel de Paris, Moïse de Coucy, Juda ben David — devant une commission dominée par des clercs.
La scène est presque théâtrale : le fils prodigue revenu non pour demander pardon, mais pour accuser.
Les rabbins plaident, mais les dés sont jetés.
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Deux ans plus tard, à Paris, les charrettes s’amoncellent sur la place de Grève. Des milliers de manuscrits talmudiques sont jetés aux flammes.
Le roi n’allume pas lui-même le bûcher.
C’est Donin qui, par sa parole, en a préparé le bois.
Dans la mémoire juive, il restera le moser, le délateur, pire qu’un apostat parce qu’il a livré son propre peuple.
Certaines lamentations de l’époque le citent avec la formule terrible : “Yimach shemo” — que son nom soit effacé.
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Pendant longtemps, une historiographie indulgente a voulu croire que Donin avait “abusé” Louis IX, que le roi ne savait pas, qu’il avait été trompé.
Les études actuelles sont claires :
Louis IX était déjà hostile au Talmud avant Donin.
Donin a fourni les arguments, le roi a fourni l’autorité.
– Leurs motivations différaient — l’un blessé, l’autre pieux — mais leur action converge.
L’étincelle ne crée pas le feu : elle l’allume.
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Loin des caricatures, Louis IX n’a jamais voulu l’extermination des Juifs. Mais il a voulu leur réduction : réduire leur présence sociale, économique, doctrinale.
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Obligation du port de la rouelle.
Application stricte d’une décision jamais appliquée avec tant de constance ailleurs.
Pour les chrétiens : mesure de prudence.
Pour les Juifs : humiliation publique.
Contrôle du crédit juif
Louis IX juge l’usure – c’est-à-dire le prêt à intérêt – moralement dangereuse.
Il encadre, limite, annule des dettes, tout en taxant les prêteurs juifs — contradiction bien médiévale.
La conversion comme idéal
Louis IX discute avec des Juifs, les exhorte, les presse.
Il ne frappe pas ; il argumente.
Mais pour ceux qui reçoivent ce zèle, l’insistance est une forme de pression.
Et pourtant, jamais d’expulsion
Contrairement à l’Angleterre (1290) ou aux rois de France ultérieurs (1306, 1394), Louis IX ne chasse pas les Juifs.
Parce qu’il croit à la doctrine du peuple témoin : les Juifs doivent vivre, séparés et soumis, pour confirmer la vérité du christianisme.
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Dans la mémoire juive, ce n’est pas seulement le roi qu’on retient, c’est le feu.
Les bûchers de 1242 sont devenus un traumatisme culturel.
Certaines communautés instaurent un jeûne.
Des poèmes liturgiques pleurent “les vingt-quatre chariots de livres” — chiffre sans doute symbolique, mais vérité mémorielle absolue.
Dans les marges des manuscrits hébraïques copiés après 1242, on lit parfois : « Le roi de France a brûlé notre Loi. Que Dieu se souvienne. »
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Les historiens du XIXᵉ siècle voyaient en Louis IX un saint dont la rigueur n’était qu’un trait de son époque.
Ceux du XXᵉ siècle ont commencé à nuancer.
Ceux d’aujourd’hui parlent d’une politique antijudaïque construite, où la foi devient outil administratif.
Et l’insistance nouvelle à intégrer les sources juives, les poèmes de deuil, les responsa, a permis d’entendre une autre voix :
celle des victimes, non des institutions.
Dans ce récit renouvelé, Louis IX n’est plus une figure simple, ni purement héroïque ni purement oppressive.
Il est un roi habité, obsédé par la pureté, sincère jusqu’à l’aveuglement.
Et Donin, dans ce paysage, apparaît non comme une excroissance, mais comme le miroir sombre de cette passion de vérité.