4 décembre 1750. Naissance de Henri Grégoire, entré dans l’Histoire sous le nom de l’Abbé Grégoire, ardent défenseur de l’émancipation des Juifs et de l’égalité des droits pour tous.

Henri Grégoire naît en 1750 dans une Lorraine encore profondément marquée par les statuts inégaux de l’Ancien Régime. Curé de campagne, nourri de théologie mais aussi des Lumières, il observe très tôt les blessures sociales de son temps : les protestants à peine tolérés malgré l’édit de 1787, les paysans pris dans le réseau féodal, et surtout les Juifs d’Alsace et de Lorraine, à qui l’on impose des restrictions de résidence, des taxes humiliantes et des interdictions professionnelles.
En comparant leur situation à celle, beaucoup plus ouverte, des “Juifs portugais” de Bordeaux et Bayonne — légitimement insérés dans le commerce maritime — il comprend que l’exclusion n’a rien d’essentiel : elle est juridique. Les lois construites au fil des siècles ont produit des comportements et des représentations qu’on prend ensuite pour des traits immémoriaux.
Cette analyse le conduit, en 1787, à publier son Essai sur la régénération des Juifs, premier texte français réclamant l’égalité civile complète. Le mot “régénération”, d’usage courant à l’époque, signifie que la société doit cesser de créer elle-même les préjugés dont elle accuse ensuite les victimes.
Il écrit :
« Ce sont les lois injustes qui ont fait les Juifs tels qu’on les accuse d’être. »
Élu député du clergé en 1789, il transporte cette conviction dans l’Assemblée. C’est là que surgit aussitôt le mot qui cristallise les débats : la “nation”.
Au XVIIIᵉ siècle, une “nation” n’est pas un État moderne, mais un groupe religieux ou culturel autonome, doté d’usages et parfois d’un droit interne. On parlait de la “nation allemande”, de la “nation arménienne”, de la “nation juive”.
Pour beaucoup de députés, la Révolution doit dissoudre ces corps séparés dans la citoyenneté nouvelle.
C’est autour de cette idée que s’organise l’opposition la plus vive, menée par le député alsacien Jean-François Reubell.
Le 23 décembre 1789, en pleine séance, il déclare :
« Les Juifs forment un peuple à part ; leurs lois ne sont pas les nôtres. »
(Archives parlementaires)
Et son collègue Berruyer avertit :
« Les habitants d’Alsace ne veulent point d’une telle égalité. Elle produirait des troubles graves. »
Grégoire répond sans hausser le ton, mais avec la cohérence d’un homme qui a réfléchi depuis des années :
« L’homme est citoyen par sa qualité d’homme. Si vous créez des exclusions, vous détruisez le principe. »
Et il ajoute, reprenant son Essai :
« Ce peuple prétendu distinct n’est qu’un effet des lois qui l’oppriment. Abolissez ces lois, et la séparation disparaîtra. »
L’Assemblée ajourne.
En janvier 1790, seuls les Juifs portugais de Bordeaux et d’Avignon sont reconnus citoyens — une reconnaissance d’un état de fait déjà ancien.
Mais les Juifs d’Alsace-Lorraine restent exclus. Entre 1790 et 1791, les pétitions affluent : Metz, Nancy, Strasbourg.
Ce n’est qu’au printemps 1791, avec une nouvelle pétition, que la question revient. Reubell répète ses mises en garde :
« Si vous imposez cette loi, les campagnes d’Alsace se soulèveront. »
Grégoire réplique, inflexible :
« Il n’existe en France d’autre loi que celle que la nation se donne. Les Juifs, comme les autres citoyens, n’en recevront que de vous. »
Le comité de Constitution, pour sortir de l’impasse, propose une formule volontairement brève :
« Les Juifs continueront à jouir des droits de citoyens actifs. »
Le 27 septembre 1791, Reubell tente un dernier report :
« L’Alsace ne recevra point cette loi ; l’Assemblée serait imprudente. »
Mais cette fois, la majorité refuse d’ajourner.
Le décret est voté.
Pour la première fois en Europe, tous les Juifs d’un pays deviennent citoyens.
Les communautés réagissent aussitôt.
À Metz, une adresse remercie “l’inébranlable abbé Grégoire”.
À Nancy, on écrit : “Nous étions tolérés ; nous sommes citoyens.”
À Paris, on salue “l’accord entre 1789 et l’égalité réelle”.
L’action de Grégoire s’inscrit dans un ensemble cohérent : lutte contre l’esclavage (1794), défense de la liberté des cultes, opposition aux violences antichrétiennes, combat contre les premières théories raciales, promotion de l’instruction universelle.
Sous Napoléon, il condamne le rétablissement de l’esclavage ; sous la Restauration, régicide proscrit, il refuse de renier ses principes.
Il meurt en 1831, fidèle à l’idée centrale qui avait guidé toute sa vie : abolir les statuts d’exception pour étendre la citoyenneté à tous.
La postérité de Grégoire a évolué avec le temps.

Après la Révolution, le XIXᵉ siècle est dominé par la figure de Napoléon (Consistoire, notables), et Grégoire — régicide, républicain — devient une figure moins facile à célébrer publiquement, même si sa mémoire demeure vive en Lorraine.

La mémoire publique de Grégoire se ravive sous la Troisième République.
En 1880, une rue du 6ᵉ arrondissement de Paris prend son nom, près du lieu où il vécut et mourut, rue du Cherche-Midi. La décision s’inscrit dans un mouvement général de renouvellement toponymique républicain, et ne suscita aucune controverse.
Fait singulier : la rue de l’Abbé-Grégoire ne fut pas débaptisée sous Vichy.
Le régime, pourtant obsédé par la suppression des noms liés au judaïsme ou au républicanisme, ne toucha pas à Grégoire. On le percevait alors avant tout comme un prêtre savant et moraliste — son rôle dans l’émancipation des Juifs n’était pas au centre de la mémoire publique.
Ce n’est qu’après la Shoah et surtout après les années 1980 que son action pour les Juifs a retrouvé toute sa clarté. Aujourd’hui, Grégoire apparaît comme l’un des grands penseurs de l’universalité révolutionnaire — et la rue qui porte son nom demeure un discret témoin de ce combat.