Il naît en 1837 dans l’Empire russe, dans un monde de lignes tracées contre les Juifs : zones de résidence, autorisations temporaires, métiers interdits. Samuel Poliakov comprend très tôt que ces lignes-là sont politiques — donc réversibles, capricieuses, dangereuses. D’autres lignes, en revanche, peuvent relier : celles du chemin de fer, qui impose sa logique à l’État lui-même. Le XIXᵉ siècle sera celui de l’acier ; il choisit le fer, non par romantisme, mais par lucidité.
Avec ses frères, il devient l’un des grands financiers des chemins de fer russes. Les concessions s’additionnent, les kilomètres s’allongent, l’Empire respire par des poumons d’acier. La presse le baptise « le Rothschild russe » : hommage intéressé, compliment empoisonné. Car la richesse juive fascine autant qu’elle inquiète ; elle est tolérée tant qu’elle sert, jamais pleinement reconnue. Poliakov n’en nourrit pas d’illusions. Il ne cherche pas l’honneur ; il cherche le temps — le temps de transformer la réussite en avenir.
À mesure que sa fortune croît, il donne. Mais il donne sans naïveté. Les écoles qu’il finance ne sont pas des refuges : ce sont des ateliers de devenir. Il refuse la charité qui apaise la conscience et laisse intacte la dépendance. Son diagnostic est sévère et simple : un peuple privé de métiers est un peuple sans sol, même s’il habite la même terre depuis des siècles.
De cette conviction naît, en 1880, l’ORT (Obshchestvo Remeslennogo i Zemledelcheskogo Truda). Le nom est technique, presque froid ; le projet est brûlant. L’ORT enseigne la mécanique, la serrurerie, la menuiserie, l’imprimerie, puis l’électricité et l’agriculture. Elle installe des établis là où l’on n’offrait jusque-là que des aumônes. Ce n’est pas un reniement de la tradition : c’est une traduction. Là où l’étude du texte affinait l’esprit, l’étude du métier affine la main. Les deux relèvent de la transmission.
L’ORT invente une pédagogie de l’autonomie : rigueur sans brutalité, précision du geste, responsabilité du temps long. Surtout, elle anticipe le déplacement. Les métiers choisis sont transportables : un serrurier formé à Odessa peut travailler à Varsovie, New York ou Buenos Aires ; un imprimeur sert une communauté entière ; un mécanicien s’adapte à l’industrie nouvelle. Poliakov a compris que les droits civiques peuvent être retirés et les passeports brûlés, mais qu’un savoir-faire ne se confisque pas.
Puis viennent les années noires. 1881-1882 : pogroms après l’assassinat d’Alexandre II. Les rails n’arrêtent pas la foule, l’or n’apaise pas la haine. Poliakov finance l’urgence, intercède, découvre la vanité de l’influence économique face à la violence tolérée par l’État. Il meurt en 1888, à 51 ans, épuisé. Ses entreprises s’effacent, les rails demeurent sans mémoire. L’idée, elle, survit.
Elle trouve son sens le plus aigu après 1945. L’Europe est un continent de ruines humaines ; les survivants juifs errent dans les camps de personnes déplacées. Sans maisons, sans familles, parfois sans langage pour dire ce qui a été vécu. L’ORT rouvre alors des ateliers au cœur des camps : baraques improvisées, outils récupérés, maîtres d’apprentissage souvent rescapés eux-mêmes. On y apprend à réparer, à souder, à coudre, à imprimer — et surtout à agir sans être humilié. Former pour partir. Former pour être accueilli ailleurs. Former pour ne plus dépendre.
Les certificats de l’ORT deviennent des passeports professionnels : ils facilitent l’émigration vers l’Amérique du Nord et du Sud, l’Australie, et vers la Palestine mandataire puis Israël, où l’ORT formera les ouvriers et techniciens indispensables à un État naissant. Elle ne promet pas le salut ; elle offre une prise sur le réel. Elle n’enseigne pas l’espoir ; elle enseigne la capacité.
Ainsi se referme le cercle ouvert par Samuel Poliakov. Il croyait aux rails — lignes d’acier qui relient sans confondre — mais plus profondément encore, il croyait aux mains. Après la Shoah, l’ORT a prouvé que cette croyance n’était pas naïve. Face à l’histoire quand elle devient meurtrière, la dignité humaine ne se proclame pas : elle s’apprend, se transmet et se pratique.
Après la révolution bolchevique, l’ORT a continué tant qu’elle a pu à œuvrer pour les Juifs de Russie, devenus souvent paysans ou ouvriers d’usine. Mais elle a pris, à partir de 1920, une dimension internationale, avec son centre installé à Berlin, déménagé à Paris lorsque les nazis ont pris le pouvoir en 1933, puis à Genève pendant la seconde guerre mondiale, en attendant Londres après la guerre et jusqu’à nos jours. Apprendre des métiers utiles aux Juifs marginalisés, réfugiés, ou même internés dans des camps français ou des ghettos polonais, cela supposait de grandes compétences techniques et des dirigeants visionnaires, mais aussi la générosité financière des Juifs ayant le privilège de vivre dans des pays de liberté et de prospérité, en premier lieu ceux des Etats-Unis.
Avec ses frères, il devient l’un des grands financiers des chemins de fer russes. Les concessions s’additionnent, les kilomètres s’allongent, l’Empire respire par des poumons d’acier. La presse le baptise « le Rothschild russe » : hommage intéressé, compliment empoisonné. Car la richesse juive fascine autant qu’elle inquiète ; elle est tolérée tant qu’elle sert, jamais pleinement reconnue. Poliakov n’en nourrit pas d’illusions. Il ne cherche pas l’honneur ; il cherche le temps — le temps de transformer la réussite en avenir.
À mesure que sa fortune croît, il donne. Mais il donne sans naïveté. Les écoles qu’il finance ne sont pas des refuges : ce sont des ateliers de devenir. Il refuse la charité qui apaise la conscience et laisse intacte la dépendance. Son diagnostic est sévère et simple : un peuple privé de métiers est un peuple sans sol, même s’il habite la même terre depuis des siècles.
De cette conviction naît, en 1880, l’ORT (Obshchestvo Remeslennogo i Zemledelcheskogo Truda). Le nom est technique, presque froid ; le projet est brûlant. L’ORT enseigne la mécanique, la serrurerie, la menuiserie, l’imprimerie, puis l’électricité et l’agriculture. Elle installe des établis là où l’on n’offrait jusque-là que des aumônes. Ce n’est pas un reniement de la tradition : c’est une traduction. Là où l’étude du texte affinait l’esprit, l’étude du métier affine la main. Les deux relèvent de la transmission.
L’ORT invente une pédagogie de l’autonomie : rigueur sans brutalité, précision du geste, responsabilité du temps long. Surtout, elle anticipe le déplacement. Les métiers choisis sont transportables : un serrurier formé à Odessa peut travailler à Varsovie, New York ou Buenos Aires ; un imprimeur sert une communauté entière ; un mécanicien s’adapte à l’industrie nouvelle. Poliakov a compris que les droits civiques peuvent être retirés et les passeports brûlés, mais qu’un savoir-faire ne se confisque pas.
Puis viennent les années noires. 1881-1882 : pogroms après l’assassinat d’Alexandre II. Les rails n’arrêtent pas la foule, l’or n’apaise pas la haine. Poliakov finance l’urgence, intercède, découvre la vanité de l’influence économique face à la violence tolérée par l’État. Il meurt en 1888, à 51 ans, épuisé. Ses entreprises s’effacent, les rails demeurent sans mémoire. L’idée, elle, survit.
Elle trouve son sens le plus aigu après 1945. L’Europe est un continent de ruines humaines ; les survivants juifs errent dans les camps de personnes déplacées. Sans maisons, sans familles, parfois sans langage pour dire ce qui a été vécu. L’ORT rouvre alors des ateliers au cœur des camps : baraques improvisées, outils récupérés, maîtres d’apprentissage souvent rescapés eux-mêmes. On y apprend à réparer, à souder, à coudre, à imprimer — et surtout à agir sans être humilié. Former pour partir. Former pour être accueilli ailleurs. Former pour ne plus dépendre.
Les certificats de l’ORT deviennent des passeports professionnels : ils facilitent l’émigration vers l’Amérique du Nord et du Sud, l’Australie, et vers la Palestine mandataire puis Israël, où l’ORT formera les ouvriers et techniciens indispensables à un État naissant. Elle ne promet pas le salut ; elle offre une prise sur le réel. Elle n’enseigne pas l’espoir ; elle enseigne la capacité.
Ainsi se referme le cercle ouvert par Samuel Poliakov. Il croyait aux rails — lignes d’acier qui relient sans confondre — mais plus profondément encore, il croyait aux mains. Après la Shoah, l’ORT a prouvé que cette croyance n’était pas naïve. Face à l’histoire quand elle devient meurtrière, la dignité humaine ne se proclame pas : elle s’apprend, se transmet et se pratique.
Après la révolution bolchevique, l’ORT a continué tant qu’elle a pu à œuvrer pour les Juifs de Russie, devenus souvent paysans ou ouvriers d’usine. Mais elle a pris, à partir de 1920, une dimension internationale, avec son centre installé à Berlin, déménagé à Paris lorsque les nazis ont pris le pouvoir en 1933, puis à Genève pendant la seconde guerre mondiale, en attendant Londres après la guerre et jusqu’à nos jours. Apprendre des métiers utiles aux Juifs marginalisés, réfugiés, ou même internés dans des camps français ou des ghettos polonais, cela supposait de grandes compétences techniques et des dirigeants visionnaires, mais aussi la générosité financière des Juifs ayant le privilège de vivre dans des pays de liberté et de prospérité, en premier lieu ceux des Etats-Unis.
L’ORT en France.
On comprend mieux ainsi pourquoi l’ambassadeur des Etats-Unis était présent à l’inauguration du lycée de l’ORT à Montreuil le 15 juillet 1948. A ses côtés, le président du syndicat américain des ouvriers de la confection pour dames, avec son ami Léon Blum, homme d’Etat français juif et socialiste très lié à l’ORT, et le ministre du travail de l’époque, Daniel Mayer. Celui-ci allait donner plus tard son nom à l’établissement, après avoir été président de l’ORT mondiale…et du Conseil constitutionnel de la France. Egalement à leurs côtés, le maire communiste de Montreuil, Daniel Renoult, quelques semaines après la proclamation de l’indépendance de l’Etat d’Israël qui avait été accueillie avec enthousiasme par l’Union soviétique.
L’ORT avait commencé son travail en France à une échelle modeste avant la seconde guerre mondiale. Son président d’après-guerre, Léon Meiss, avait été exclu par les lois de Vichy de son métier de magistrat, et s’était reconverti en ouvrier qualifié grâce aux cours dispensés par…l’ORT. Egalement président fondateur du CRIF, il a accompagné la mise en place à travers le pays des écoles destinées d’abord aux rescapés, souvent orphelins, qui durent reconstruire leur vie. Ce fut le temps du nouveau sigle de l’ORT, français celui-là, Organisation Reconstruction Travail.
On comprend mieux ainsi pourquoi l’ambassadeur des Etats-Unis était présent à l’inauguration du lycée de l’ORT à Montreuil le 15 juillet 1948. A ses côtés, le président du syndicat américain des ouvriers de la confection pour dames, avec son ami Léon Blum, homme d’Etat français juif et socialiste très lié à l’ORT, et le ministre du travail de l’époque, Daniel Mayer. Celui-ci allait donner plus tard son nom à l’établissement, après avoir été président de l’ORT mondiale…et du Conseil constitutionnel de la France. Egalement à leurs côtés, le maire communiste de Montreuil, Daniel Renoult, quelques semaines après la proclamation de l’indépendance de l’Etat d’Israël qui avait été accueillie avec enthousiasme par l’Union soviétique.
L’ORT avait commencé son travail en France à une échelle modeste avant la seconde guerre mondiale. Son président d’après-guerre, Léon Meiss, avait été exclu par les lois de Vichy de son métier de magistrat, et s’était reconverti en ouvrier qualifié grâce aux cours dispensés par…l’ORT. Egalement président fondateur du CRIF, il a accompagné la mise en place à travers le pays des écoles destinées d’abord aux rescapés, souvent orphelins, qui durent reconstruire leur vie. Ce fut le temps du nouveau sigle de l’ORT, français celui-là, Organisation Reconstruction Travail.
Combien sommes-nous, dans ce groupe, dont au moins un parent a appris, grâce à l’ORT, à gagner son pain?
