18 décembre 1903. Naissance de Rokh Auerbach. Écrire quand tout doit disparaître.

Photo de la carte d'identité falsifiée grâce à laquelle Rokhl Auerbach put s'échapper du Ghetto
Rokhl Auerbach naît en 1903 à Lanowce (Aujourd’hui Lanovtsy, Ukraine), dans cette Galicie orientale où les langues se frôlent et se disputent l’âme des Juifs : le polonais de l’espace public, l’allemand de la culture savante, et le yiddish — langue de la maison, du marché, de la vérité nue. Très tôt, elle choisit ce dernier. Non par militantisme, mais parce qu’il est la langue dans laquelle les choses essentielles peuvent être dites sans détour.
Dans la Varsovie de l’entre-deux-guerres, elle devient critique littéraire et journaliste yiddish. Elle écrit sur les livres, sur la vie culturelle juive, sur la modernité inquiète. Elle appartient à ce monde intellectuel dense, contradictoire, encore vivant. Rien ne la distingue alors radicalement de ses contemporains, sinon une attention aiguë aux détails concrets de l’existence — une écriture qui regarde avant de juger.
Lorsque le ghetto de Varsovie est fermé à l’automne 1940, cette attention devient une nécessité vitale. Auerbach y est enfermée comme les autres. Très vite, elle est intégrée au cercle clandestin réuni autour de l’historien Emanuel Ringelblum.
Le groupe se donne un nom anodin, presque déconcertant : Oyneg Shabes« la joie du shabbat ». L’appellation est volontairement paradoxale. Dans le ghetto, il n’y a ni joie, ni repos, ni abondance ; mais ce nom, emprunté au cœur de la tradition juive, sert à la fois de couverture discrète et de déclaration silencieuse. Il affirme une continuité culturelle là même où tout semble rompu. L’ironie est tragique et lucide : si la joie du shabbat ne peut plus se vivre dans le corps ni dans la paix, elle subsiste peut-être encore dans l’acte d’écrire, de comprendre et de transmettre. Pour Ringelblum et les siens, documenter la vérité devient la dernière forme possible de sanctification du temps.
Rokhl Auerbach comprend immédiatement la nature de cette tâche. Il ne s’agit pas de témoigner après coup, ni de consigner des souvenirs, mais de produire une archive complète de la vie sous l’anéantissement. Elle écrit sur ce qu’elle voit chaque jour : les soupes populaires, les files d’attente, les corps amaigris, l’effondrement des forces morales. Très vite, un thème s’impose comme une clé d’intelligibilité totale : la faim, non comme sensation, mais comme puissance.
C’est dans ce cadre qu’elle rédige l’un de ses textes les plus décisifs, destiné à l’archive Oyneg Shabes — un texte bref mais structurant, où elle formule ce que la faim fait à l’humain, au-delà de toute morale ou héroïsation.
« Der hunger » (extrait)
(chronique du ghetto de Varsovie, 1941–1942)
דער הונגער איז נישט קיין צײַטלעכער צושטאַנד,
נישט קיין צופאַלדיקע אומגליקלעכקייט,
וואָס גייט אַריבער און פֿאַרגייט.
ער איז אַ מאַכט.
אַ זעלבשטענדיקע מאַכט,
מיט אייגענע געזעצן.
דער הונגער גייט איבערן מענטש.
ער גייט איבער זײַן ווילן,
איבער זײַן געדולד,
איבער זײַן שטאָלץ.
דער מענטש מיינט, אַז ער הערשט נאָך איבער זיך,
אַז ער קען נאָך באַשליסן,
וואָס צו טאָן און וואָס נישט.
אָבער דער הונגער באַשליסט.
ער שטעלט אָפּ די מאָראַל,
ער שוואַכט די שאַנד,
ער צעברעכט די גרענעצן,
וואָס האָבן ביז איצט אויסגעזען ווי נאַטירלעכע.
Der hunger iz nisht keyn tsaytlekh­er tsushtand,
nisht keyn tsufaldike umgliklekhkayt,
vos geyt ariber un fargeyt.
Er iz a makht.
A zelbshtendike makht,
mit eygn­e gezetsn.
Der hunger geyt ibern mentsh.
Er geyt iber zayn viln,
iber zayn geduld,
iber zayn shtolts.
Der mentsh meynt, az er hersht nokh iber zikh,
az er ken nokh bashlisn,
vos tsu ton un vos nisht.
Ober der hunger bashlist.
Er shtelt op di moral,
er shvakht di shand,
er tsebrekht di grentsn,
vos hobn biz itst oysgezen vi natirlekhe.
La faim n’est pas un état passager,
ni un malheur accidentel
qui passe et disparaît.
C’est une force.
Une force autonome,
avec ses propres lois.
La faim passe au-dessus de l’homme.
Elle passe au-dessus de sa volonté,
de sa patience,
de son orgueil.
L’homme croit qu’il se domine encore,
qu’il peut encore décider
de ce qu’il fera ou ne fera pas.
Mais c’est la faim qui décide.
Elle suspend la morale,
elle affaiblit la honte,
elle brise les frontières
qui jusqu’alors semblaient naturelles.
Ce texte n’est ni une plainte ni une métaphore. Il constitue une clé anthropologique, écrite en temps réel, au moment même où la faim détruit les corps et reconfigure les consciences. Chez Auerbach, la faim n’avilit pas : elle désarme.
Ces pages sont rédigées dans des appartements surpeuplés, souvent la nuit, avec peu de papier, sous la menace constante des rafles. À partir de l’été 1942, lorsque commencent les grandes déportations vers Treblinka, l’écriture change de statut. Elle devient testamentaire. Les membres d’Oyneg Shabes savent qu’ils écrivent pour un lecteur futur qu’ils ne verront pas. Ringelblum le formule sans détour : si aucun Juif ne survit, que ces papiers survivent à leur place.
Lorsque le ghetto est condamné, les archives sont enterrées. Des milliers de pages sont scellées dans des bidons de lait et des caisses métalliques, enfouies sous les ruines. La plupart des membres d’Oyneg Shabes sont assassinés. Ringelblum lui-même est tué en 1944. Rokhl Auerbach fait partie des très rares survivants du noyau du groupe. Elle s’échappe du ghetto en 1943, portant désormais une responsabilité écrasante : celle de la mémoire des morts et des manuscrits.
Après la guerre, elle revient à Varsovie dévastée. Elle participe activement à la recherche des archives enfouies. En 1946, puis en 1950, deux dépôts sont retrouvés. Les papiers sont abîmés, parfois presque illisibles, mais ils existent. Le monde que les nazis voulaient faire disparaître sans trace a laissé sa propre preuve.
Très vite, Auerbach comprend que la Pologne d’après-guerre n’est plus un lieu possible pour cette mémoire yiddish. En 1950, elle s’installe en Israël et rejoint Yad Vashem. Là encore, elle se bat — non plus contre l’anéantissement physique, mais contre l’effacement symbolique. Elle défend la centralité des archives Ringelblum, la valeur irremplaçable des témoignages écrits en yiddish, la nécessité d’écouter les voix ordinaires plutôt que de les fondre dans un récit héroïque ou abstrait.
Jusqu’à la fin de sa vie, Rokhl Auerbach restera fidèle à une conviction forgée dans le ghetto : ce qui n’est pas écrit au moment même de la catastrophe est exposé à être déformé, récupéré ou perdu.
Elle meurt le 31 mai 1976 à Tel-Aviv. Elle n’a pas laissé une œuvre littéraire au sens classique, mais quelque chose de plus rare : une parole tenue, écrite contre le temps, contre la faim, contre l’oubli.
Grâce à elle — et à ceux d’Oyneg Shabes — l’histoire de la destruction n’est pas seulement connue. Elle est entendue, dans sa langue, dans sa nudité, dans sa vérité sans consolation.